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LA FÊTE DU LAC

Flavie a un an aujourd’hui.  Ça adonne en même temps que la Fête du Lac des Nations fait qu’on fait d’une pierre deux coups.  Steve pense que les jeux de fête foraine sont pas arrangés.  C’est drôle de le voir se mirer sur la carabine cheap avec la langue sortie.  Il retient son souffle, contracte ses muscles, cligne de l’œil une dernière fois.  C’est le moment.


-    Hey!

Il fait le saut, le coup part tout croche pis le plomb transperce le plafond. L’employé et Steve capotent. 

-    Boucher, ostie!  J’allais l’avoir, là.  C’est pour Flavie que je fais ça!
-    Elle a pas besoin de toutous, man. 

Je me tourne vers Roy, qui se tient un peu en retrait, les bras déjà chargés de cinquante-six mille affaires pour la petite. Il a dit : « Ça va y faire de quoi à jouer avec quand elle va venir à la maison.  À moins que tu veules les avoir chez vous?  Moi, ça me dérange pas.  On peut même les splitter ».  Il est gaga.
Le soleil commence à baisser pis c’est un peu plus frisquet.  Y a pas tant d’arbres pour nous protéger du vent sur le bord du lac. Je sors un chandail à manches longues de mon sac à dos et j’essaie de l’enfiler à Flavie sans trop la faire chier. Elle va en avoir besoin parce qu’on fait la file pour la grande roue.  Je veux voir la ville avec elle.  Quoiqu’en étant sur les épaules de Steve, elle doit bien déjà voir à deux kilomètres à la ronde.  Roy nous attend plus loin parce qu’il a peur des hauteurs.  C’est pas la première fois qu’il nous fait le coup.  Il me fait penser à une maman qui se paye une entrée d’une journée à La Ronde juste pour surveiller les enfants.  Ça prend un grand cœur pis des petites couilles.  Roy l’a pas trouvée drôle quand je lui ai dit, mais il est pas rancunier.  Il s’accepte, je pense.

Notre tour approche pis je prends Flavie de sur les épaules de Steve.  Il peut embarquer avec nous, que je lui dis, mais il faut qu’il se la ferme.  Je veux un moment popa/tite-fille.  Le préposé me dit que c’est bien important que l’enfant reste dans mes bras ou sur mes genoux tout le long. Je le dévisage comme s’il était le pire épais de la terre : je suis monoparental, pas débile mental.  Il ferme la porte et on avance d’un espace le temps que les autres péquenots embarquent dans le compartiment suivant. Steve fait déjà semblant de se lancer par-dessus bord.  Il veut l’attention de Flavie, mais elle en est encore à se familiariser avec l’environnement.  Je surveille comme il faut notre arrivée au sommet de la roue parce que c’est là qu’on va vraiment pouvoir prendre le temps de contempler la ville. 

Flavie a pas l’air impressionnée par les lumières pis les reflets sur le lac. Moi, il faut que je prenne quelques secondes pour me recentrer.  Je me sens un peu mou en-dedans. Ce sont les souvenirs qui me reviennent en même temps que je vois Sherbrooke dans l’humidité de juillet qui me font me dégonfler. Je passe l’anxiété en chuchotant à l’oreille de la petite :

-    Sherbrooke est un bol, Flavie.  L’important c’est que tu te ramasses pas dans le fond parce que tout ce qui coule sur les bords s’en va là pis ça moisi entre Bowen pis Alexandre.  

Il faut qu’on déménage.  J’ai pris un appartement pas cher, mais là je m’en fous de payer au-dessus de mille piasses si c’est pour éviter que Flavie côtoie les putes sur Gillespie.  On va aller dans le nord ou une place où elle va être plus en sécurité.  Short est correcte, mais elle est encore trop collée sur le bord du bol. 

Le mécanisme grince et on se rapproche du sommet.  Steve est accoté sur le rebord en métal pis il swipe sur son cell comme si sa vie en dépendait.  Flavie regarde autour d’elle en souriant. Ça m’inspire.  Je me tourne vers l’université et continue de parler tout bas :

-    C’est là que j’ai connu ta mère.  Elle étudiait en droit pis, moi, je vendais de la drogue, que je dis sur un ton de Passe-partout.  J’espère que tu vas y aller aussi, mais pas pour les mêmes raisons que papa.
La nacelle bouge encore et cette fois on est vraiment sur le toit du monde.  J’ai Sherbrooke qui scintille dans ma face comme une lampe torche dans ta fenêtre de char à trois heures du matin.  Dire que j’ai déjà été le boss de cette ville-là.  Bon, pas le big boss, ni même le d.g. mais je me comportais comme si elle m’appartenait.  Je connaissais tous ses racoins, tous ses secrets, ses parcs paisibles le jour et vicieux la nuit, ses bars illégaux de fonds de cave, tout. On respirait ensemble pis si je m’absentais une semaine, même deux jours, ça se sentait quand je revenais.  Les  affaires avaient pas tourné de la même façon.  On s’était ennuyés.  On a eu du bon temps elle et moi.  J’aimerais ça que Flavie ressente ça, qu’elle le vive.  C’est important l’attachement.  Je sais pas à quel âge elle va le comprendre, mais j’aime mieux commencer à essayer d’y rentrer dans la tête tout de suite que de passer droit et me rendre compte dans vingt ans qu’elle veut aller vivre en Europe pour faire carrière ou une niaiserie de même.  Je le prendrais pas.  

On bouge encore un peu et cette fois on part pour de bon.  La roue se met à tourner tranquillement.  On est en selle pour un cinq minutes du manège le plus pépère qui existe.  Je chuchote bonne fête dans l’oreille de ma fille au moment où la cime des arbres commence à nous cacher le paysage.

 

© 2019, par Traces et Souvenances

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