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COMME UNE VAGUE TROP GROSSE

 

Tandis que je marche vers ma pièce rouge, tu t’accroches à chacune de mes pensées. 
Je marche sur les trottoirs de novembre, ton fantôme en bandoulière, bien calé entre la mallette de dossiers et la courroie du sac à main, près du cœur.

 

Tu me traverses de bord en bord, encore.


Je sens ton souffle à nouveau ; l’odeur de ton haleine du début de l’hiver, délicieusement chaude, que tu souffles sur mes mains pour les réchauffer. 

Illico, je redeviens ce petit koala accroché à tes flancs. Je t’aspire, t’inspire. Je me retrouve arquée au souvenir de ton corps, la trace encore vive de ton passage en moi, après toutes ces années, comme si tu venais à peine de me quitter. 

J’entends ta voix, ton rire qui me soulève, j’embrasse tes paupières en accéléré. 

En tournant le coin de la rue Belvédère, je ne crois plus à ta mort. 

Tu es mon installation permanente, mon festival charnel toujours à portée de pensée, pour peu que l’air de novembre me happe. Dès lors, tu surgis en moi comme un événement. Il me semble alors retrouver quelque chose comme mon plancher, ma structure de base, mon point de départ à toute élaboration du désir, ma névrose préférée, ma petite pliure originelle, le début, la fin et le milieu du mot «amour».
 

Je passe tout droit devant le cabinet, faisant mine de ne plus appartenir à ce lieu étrange.


J’y serai engouffrée toute la journée qui vient, au service d’un autre dont j’alphabétiserai les pertes, mais pour le moment, je décide plutôt de poursuivre la marche rue Belvédère.

 

Comme Alice suivant le lapin blanc, j’emprunte l’immense brèche infligée au grillage, juste sous le pont. Je me retrouve sur le chemin qui longe la Magog, en dessous du monde qui s’active. 
Je ne sais plus très bien où je vais ce matin, qui je vois à 9 h, où sont mes enfants ni s’ils ont pris leur boîte à lunch. 
Je laisse le coup d’État se déployer. 

Je retourne à ce jour-là, celui où ta folie avait pris la tournure du sublime.
Je ne réprime pas mon sourire, tandis que je me vois ouvrir la porte de ta chambre, comme si j’y étais. 
J’y suis. 

Devant moi se dresse un labyrinthe étrange. Tu as attrapé tous les draps des penderies de la maison et les as agrafés au plafond en une série de faux murs mouvants. 
Dans la remise de tes parents, tu as aussi déniché les lumières de Noël et les as accrochées par dizaines au plafond de la chambre. On croirait qu’il y en a mille, tant les lignes se croisent, s’entrecroisent, créant comme un vaste réseau chaotique et enchanteur à la fois.


J’arrive dans ce camp de fortune, bancal, au-dessus de ton néant.


Je laisse courir mes yeux vers les motifs fleuris désuets, la pâleur des vieux draps, magnifiée soudain par ces douces lueurs jaunâtres, rougeâtres, verdâtres. En caressant l’étoffe, je ressens un peu de l’impulsion de tes doigts qui ont couru, dans une furie que tu ne cherchais plus à apaiser, depuis longtemps déjà. 
Et je sens mon cœur qui fonce vers toi, mon Minotaure adoré. 

Tu es au bout du labyrinthe. « Comme une vague trop grosse, je m’en viens me briser », chante celui qu’on écoute en boucle.


Tu me serres si fort que j’en reçois une petite décharge au corps. Tes lèvres goûtent un peu le désespoir, ce qui me ravit. J’y suis presque habituée, déjà, à ce mélange exquis fait d’angoisse et de désir. 

Ce goût, c’est celui de l’amour, voilà tout.


Je te caresse les cheveux longuement, te chuchotant de tenir bon, alors que tu viens de traverser un jour de plus à devenir fou.


Nous nous couchons tôt et les doigts deviennent nos seuls possibles. Nos langues se taisent. Elles ne claquent que sur nos peaux, rendues jaunes, bleues, rouges sous les réverbérations de ton théâtre. 

Je te cueille au bout de toi, comme une ultime victoire sur ce qui ne nous aura pas noyés, encore. Et il me semble alors que je viens de te sauver la vie, un peu. 

Brusquement, j’ouvre les yeux et reviens au novembre d’aujourd’hui, sous ce ciel qui se prépare à nous écraser pour les six prochaines lunes. Je le vois s’accrocher au bas des fils électriques, jetant des invitations à la pendaison à tous ceux qui n’attendaient que l’hiver pour en finir. Je sais bien que novembre remplira à nouveau ma boîte vocale. 

Novembre : mois international des idées suicidaires, des grandes rechutes, de l’effondrement des structures défensives mises en place pour la rentrée, des travaux lourds, des urgences psychiatriques débordantes. 

 

Je reprends le chemin vers le bureau, mais juste avant, je m’arrête longuement devant la chute, elle qui scinde ma ville en deux, elle qui cueillera peut-être un suicidé ce mois-ci, elle qui me rappelle que les torrents ne sont causés que par une seule force : la gravité. 
 

© 2019, par Traces et Souvenances

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