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EXERCICE DE TOPONYMIE
J’attends le coucher du soleil pour avoir un répit de cette chaleur accablante pis aller courir au bois Beckett. Avec les années, la lumière du jour dans ces taillis connus est une option facultative, je connais les trails par cœur, les distances, les racines, le nombre de pas entre les roches, même les chevreuils, par leur nom. L’asphalte cède la place au gravier et j’entre dans le bois. Aussitôt le rideau de verdure refermé sur moi, je reconnais la fraicheur de l’air protégée par la dense canopée. D’un pas rapide, je descends la 8 jusqu’en-bas. Je file dans le bruit du gravier sous mes pieds jusqu’au chemin d’accès de la ligne électrique, où je m’affaire à remonter, exténuer sous les fils de cuivre et le ciel. Je tourne à gauche sur la 9, je remonte en sillonnant entre les obstacles naturels qui rendent ce sentier si majestueux. Finalement en-haut, haletant, je fais un détour par les jardins collectifs où j’arrête prendre une gorgée d’eau, dans la solitude des étoiles naissantes, avant de redescendre par la piste de gravier, me concentrant pour ne pas manquer l’entrée du petit sentier qui me permettra, pour quelques centaines de mètres, de retrouver l’humus dense et le décor rustique de la forêt avant de toucher l’asphalte à nouveau.
En attendant Godot est un livre sur la liste des 100 titres les plus marquants du 20e siècle. Plus précisément, c’est le 12e livre le plus marquant du 20e siècle selon les journalistes du Monde. J’ai jamais lu En attendant Godot, ni dix des onze autres livres qui le précèdent sur la liste. Je sais absolument rien de Samuel Beckett sauf qu’il est l’auteur d’En attendant Godot.
Google m’apprend que Samuel Beckett était irlandais, qu’il est n’est à Dublin et qu’il a grandi dans une grosse maison qui avait un terrain de tennis dans la cour arrière. Il a été à la même école privée qu’Oscar Wilde. Quand son père est mort, Beckett s’est payé deux ans de psychanalyse. Il jouait aux échecs avec Alberto Giacometti et Marcel Duchamp pis jouait aux fesses avec Peggy Guggenheim.
Quand je lis des choses comme ça j’en veux à Kerouac pis Hemingway de m’avoir faite à croire que pour bien écrire fallait être dans la misère.
À Sherbrooke, la rue Beckett croise sept rues aux noms de grands écrivains (De Lamartine, de La Rochefoucauld, Rostand, Musset, Pascal, etc.). Dans le nouveau Nord de Sherbrooke, les grosses maisons de style minimaliste poussent sur les rues Gustave Flaubert et Alexandre Dumas. Des tours à condos se construisent sur les rues Émile Zola, Honoré de Balzac et Charles Beaudelaire. On donne à toutes nos rues du Nord des noms d’auteurs européens, sauf pour Beckett, qui n’a rien à voir avec Samuel, encore moins avec Godot.
Le Major Henry Beckett, après avoir quitté l’Angleterre en 1820 avec sa femme, a acheté 300 acres de terre dans le Nord de Sherbrooke.
Je m’époumonne sur ces terres les soirs de semaine
mon souffle sur le verre froid est un fantôme
dans les arbres le givre - fantôme
entre les branches le vent - fantôme
un nœud de pendu comme une cabane abandonnée au sommet d'un frêne
le frêne est facile à fendre à la hache, mais c’est un arbre qui brûle sans laisser de charbon, ses braises deviennent cendre et le soupir les emporte
c'est un arbre de marde à choisir pour mourir
les pèlerinages, le quartz dans les poches pour l’anxiété
les ruisseaux, le marécage, le barrage des castors
se perdre dans la pinède avec les chevreuils qu'on frôle sans qu'ils bougent
je m’imagine trembler devant Saint-Pierre dans les ombres longues
la lumière orange brille par les entrailles et le courant des ruisseaux s'inverse
dans la pénombre, dans la pinède humide,
mon père ivre et nu court en chancelant
il me voit de loin me fait signe de le suivre et s'enfuit
je m’approche, il disparaît
je me retrouve seul à courir, nu à mon tour
entre les arbres à la recherche de mon père - de son cadeau
je vois au loin un enfant au visage familier
lui fais signe de venir me rejoindre, puis m’enfuit à mon tour
il y a assez de place dans la forêt
pour tous les deux être
heureux.
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