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LA SURCHEMISE

Le 23 décembre 2016, notre voisine s’est lancée en bas de son balcon. 
Elle s’est lancée en bas du balcon de son appartement de la rue Fulton à Sherbrooke. 
Elle s’est jetée du deuxième étage. 
C’était l’après-midi. Je préparais les bagages avant notre départ pour le congé des Fêtes. 
Ma blonde Anne-Marie revenait de l’épicerie. En me tendant un sac d’une main, elle a fait entrer 
Claire notre fille de deux ans. Derrière elle, Jeanne, la sœur aînée de Claire, m’a tendu ses pelures 
de clémentine. J’ai réussi à les coincer entre mes doigts. Anne est retournée à la voiture. 
Puis elle a entendu un cri.


December twenty-third, two-thousand-sixteen, fourteen hours, forty-two minutes, fifty-eight 
seconds.

— 9-1-1, quelle est votre urgence?
— Oui, y’a une fille qui vient de tomber du deuxième étage de son balcon, 941 Fulton, F-u-l-t-o-n.
— 941 Fulton?
— F-u-l-t-o-n, oui. C’est la petite rue qui croise Queen-Victoria. Je viens de la voir tomber. 
[inaudible]
— OK. Pis on parle d’une hauteur de quoi, là?
— Ben, deuxième étage d’un…
— De son, de sa galerie, là?
— d’un bloc à deux étages, là, oui.
— De sa galerie.
[inaudible]
— Êtes-vous avec elle? 
— Oui, ben là, y’a son ami qui est avec elle, mais elle saigne quand même abondamment.
— Bon…
— La face est… 
— C’est quoi votre nom, vous, madame?
— Anne-Marie Auger, y’a du sang, beaucoup, beaucoup, pis je pense qu’elle s’est fait mal 
pas mal…
— OK. Numéro de téléphone cellulaire?
— C’est une jeune fille.
— OK.
— Oui, elle est dans la vingtaine. Mais là, elle…
— Oui. Gardez la ligne, on va parler tout de suite au service d’ambulance.
— Oui, dépêchez-vous, elle va pas bien là.


Je suis un personnage secondaire. 
Dans la vie, en général, je veux dire. 
Sur Internet, on dirait de moi que je n’ai pas une Main Character Energy. Par exemple : je
fais du jogging, mais je n’en parle presque jamais. J’achète du Gatorade en poudre. C’est plus 
économique et ça me permet de diluer la boisson que je trouve sinon trop sucrée. Je suis l’ami qui 
fait un lift à l’aéroport. Jamais celui qui a besoin d’un lift à l’aéroport.
Le bon vieux Bill. Personnage secondaire.


Anne-Marie a entendu un cri. Derrière la voiture, elle a levé les yeux vers le 941 rue Fulton pour 
voir la voisine, une fille dans la vingtaine en camisole et en sous-vêtements, ouvrir sa porte et 
surgir de l’appartement en hurlant comme si le feu venait de prendre dans son salon. 
La voisine est sortie en sprint, son bassin a frappé le garde-fou du balcon, son torse a 
basculé par-dessus le garde-fou, son corps a plongé tête première vers le sol un étage plus bas. Sa 
tête a frappé la marche en tôle de la galerie du logement en dessous assez fort pour la crochir. Le 
propriétaire venait de refaire la peinture. Un noir lustré, comme du goudron chaud. 
Moi, je défaisais l’épicerie. On avait laissé la porte d’entrée ouverte. J’ignorais tout de ce 
qui venait d’arriver dehors. La voisine reprenait ses esprits quand je suis sorti. Anne-Marie était 
au téléphone et, quelques mètres devant elle, la voisine criait « Pourquoi j’ai fait ça?! », le visage 
complètement voilé par une couche opaque et reluisante de sang. Comme du goudron chaud.
Elle répétait « Pourquoi j’ai fait ça?! » avec la même confusion que celle d’un enfant, 
quand il te regarde immédiatement après avoir vomi, encore étourdi. 
— Pourquoi j’ai fait ça?!
Son avant-bras pliait d’une drôle de manière. Elle grelottait. Je suis retourné dans la maison
pour prendre ma surchemise. Une vieille affaire à boutons pression, doublée, carreautée. Du type 
qu’on enfile pour sortir les vidanges. Je l’ai déposée sur les épaules de la voisine, tandis qu’AnneMarie parlait au 9-1-1.
L’ambulance est arrivée en même temps que la neige commençait à tomber.


On a déménagé de Montréal à Sherbrooke en 2014, deux ans plus tôt. 
Je m’étais toujours imaginé faire ma vie dans une grande ville. Quand on passe son enfance 
et son adolescence dans une ville comme Granby, ça a l’avantage de donner l’impression qu’on 
peut vraiment faire mieux. Je m’étais toujours imaginé vivre à Montréal.
Si je suis parfaitement honnête, une partie de moi, à l’époque, a vécu notre déménagement 
à Sherbrooke comme une décision de personnage secondaire. Un personnage principal serait resté 
à Montréal. Aujourd’hui, dix ans plus tard, je trouve cette idée loufoque.
Je n’aime pas l’admettre, mais j’avais peur de vivre à Sherbrooke une vie diluée. Moins 
sucrée.


La voisine est partie en ambulance. On ne l’a plus revue de l’hiver. Sauf une fois où je l’ai aperçue 
descendant prudemment les marches enneigées, le bras dans le plâtre, pour sortir un sac de 
compost. 
Elle portait ma surchemise.
Hum.
Quelques semaines plus tard, la neige fondait, j’accompagnais Jeanne et Claire au parc 
London quand on a croisé la voisine qui rentrait de faire des courses. Elle marchait encore avec 
une certaine prudence, comme si le sol tremblait. Je l’ai salué d’un sourire, elle ne m’a pas 
vraiment répondu.
Elle portait ma surchemise.
Hum.
Ce soir-là, j’ai dit à Anne-Marie que j’avais croisé la voisine. On pliait du linge, chacun de 
son côté du divan, la pile de vêtements au milieu.
— Elle avait l’air de bien aller. Elle avait plus son plâtre.
J’ai hésité une seconde, puis j’ai ajouté :
— Elle portait ma surchemise.
Anne-Marie a interrompu son geste, le pyjama de Claire à moitié plié contre sa poitrine. 
Elle m’a regardé.
— Hum.
Les jours se sont enchaînés et le printemps est enfin arrivé. Il commençait à faire doux, 
mais pas assez pour sortir en manches courtes. Le genre de température idéale pour porter quelque 
chose comme un petit manteau, un coupe-vent ou euh…
La voisine continuait d’apparaître sur la rue Fulton avec ma surchemise. Je ne dirais pas 
que j’étais fâché, mais je ne dirais pas non plus que ça me laissait indifférent. De voir la voisine 
faire sa vie avec ma surchemise me donnait l’impression de ne plus être un personnage secondaire. 
J’étais maintenant un figurant. 


Cinq mois après que la voisine s’est jetée du balcon de son appartement, au 941 rue Fulton, elle a 
sonné à notre porte. On préparait le souper. Je suis allé ouvrir. 
Elle ne portait pas ma surchemise. 
Je l’ai invitée à entrer. Elle m’a offert un pot Mason avec tout le nécessaire pour faire une 
soupe aux lentilles. Il suffisait d’ajouter de l’eau et de la faire bouillir. Elle s’est présentée, un
malaise dans la voix. Un autre voisin, dans un logement en face, lui avait raconté que c’était AnneMarie qui avait appelé l’ambulance en décembre dernier. Elle n’avait aucun souvenir de 
l’incident. Elle se souvenait seulement d’avoir fait de la Salvia avec un ami ce jour-là et d’avoir 
halluciné que son plancher s’effondrait sous ses pieds. Elle ne se souvenait pas d’être partie à la 
course, ni d’avoir plongé tête première en bas de son balcon.
J’ai demandé :
— C’est quoi, ça, de la « Salvia »?
Elle m’a répondu :
— C’est une plante hallucinogène. Tu peux la fumer ou la faire infuser dans une tisane ou 
un thé.
J’ai fait ma face de gars qui connaît ça, les infusions et les solutions de breuvages.
Elle nous a raconté qu’elle souffrait encore des effets de sa commotion cérébrale et qu’elle 
venait tout juste d’arrêter la physio pour son bras. Elle avait dû abandonner ses cours à l’université.
Elle s’est excusée de ne pas être venue nous remercier plus tôt. Évidemment, on lui a dit de ne 
pas s’en faire avec ça. Anne-Marie l’a invitée à revenir nous voir n’importe quand.
— C’est gentil, mais je déménage demain. Je retourne chez mes parents en Ontario.
En l’escortant jusqu’à la porte, je lui ai dit, avec ma face de gars qui dit ça de-même :
— T’aurais pas retrouvé ça dans tes affaires, un genre de surchemise carreautée?
C’était la première fois que je la voyais sourire. Elle a dit :
— Je me demandais tellement c’était à qui!
Le lendemain matin, je suis sorti faire mon jogging sans le dire à personne. Il faisait doux
sur la rue Fulton, j’étais en shorts. J’ai vu la marche noire du bloc d’à côté encore crochie et 
renfoncée, et à mon retour, sur le balcon de ma maison, j’ai trouvé ma surchemise, pliée.
Je l’ai enfilée. Elle sentait propre.
Je suis entré et je me suis fait un Gatorade. 
Juste assez sucré

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