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JE MARCHE SUR LES RIVES DU MIDI POUR TOUJOURS ET MAINTENANT
 
Leonard Cohen chante sur son album posthume : My lips are sealed forever and for now. Pour toujours et maintenant. Comme si le toujours était valide aujourd’hui et laissait une porte ouverte ? Que les toujours concernaient surtout les maintenant? Mes lèvres sont scellées pour toujours et maintenant. C’est beau. Prononcé en boucle dans mes oreilles quand je marche le long de la rivière Saint-François, dans l’hiver, accompagnée d’un chien, moi qui détestais les chiens il n’y a pas si longtemps.  

Mais l’Autre m’a quittée, j’ai croisé quelques hommes, le temps de se raconter des histoires qu’on ne vivrait pas, puis il y a eu Matthieu, les enfants. Et cet enfant en particulier, qui nous a suppliés d’avoir un chien pendant tant années. Un jour, j’ai dit peut-être. Pour le faire taire. Ou patienter. En pensant que l’idée passerait. Mais le chien est arrivé et du moment où il a mis les pattes dans la maison, j’ai commencé à l’aimer. 

Et aimer un chien, c’est marcher avec lui. Chaque midi, quand l’homme travaille et les enfants sont à l’école, je marche le long de la rivière Saint-François. Parce que c’est plat, que c’est beau et que les arbres se croisent les branches pour me protéger des grands vents, les jours froids, ou m’offrir de l’ombre, les jours canicules.  
La rivière à mes côtés, tous les jours, je marche au midi de ma vie. Il y a tous ces jours ordinaires où je vais à la rivière en pauses libératrices ou en pauses forcées. Ces jours cumulés où je croise les habitués, comme moi, de cette promenade riveraine. Ce vieil homme qui tient son volant de vélo d’une main pour pouvoir me saluer de l’autre, comme un gamin de 6 ans, à chaque fois qu’on se croise. Cette femme sans sourire aux pas rapides qui a fini par échapper des bonjours en notre direction. Et tous ces hommes qui vont s’aimer dans les bois, en cachette de leur vie rangée. 


J’entends Leonard chanter : And I die for the truth. In my secret life. In my secret life.

Je marchais dans le sens de son courant quand je suis allée la retrouver, la rivière, après avoir appris la mort de Maurice. Avec mon chien qui a en commun avec Maurice cette joie de vivre indéfectible et cet enthousiasme à l’épreuve de toutes catastrophes. Mais la joie de vivre n’empêche pas de mourir. Encore avec Leonard dans mes oreilles, j’ai chanté à voix haute, très haute, Hallelujah. Hallelujah assez fort pour que Maurice m’entende. La rivière avait réservé ses rives pour moi seule en ce jour de deuil. C’était l’automne et les feuilles des arbres étaient mes choristes.   

J’y cours aussi parfois, sur la promenade, pour me prouver que je suis encore en vie. Que je ne suis pas vieille. Même quand je dois m’arrêter, trop essoufflée. Et quand j’y marche plus lentement, j’y trouve des solutions à mes impasses, des idées qui me semblent géniales et qui ne sont pas toujours ridicules, sur ces rives.
L’été, puisque c’est congé d’école, mes enfants sont en charge de la marche du midi. Eux aussi aiment le chien. Mais pour eux aimer, c’est flatter sans quitter le divan. Mes enfants qui sont grands et se cachent dans la peau d’ados, qui ont mieux à faire que de prévoir du temps avec leur mère. Je les oblige à aller marcher avec le chien. Chacun leur tour. Et quand ils me demandent de les accompagner dans cette corvée, je dis oui, enchantée sans leur avouer que c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour marcher avec eux. 
Sans aller nulle part, on se retrouve. 


Tous les jours, je marche au midi de ma vie. Le long de la rivière. Espérant avoir encore une demi-vie à marcher. Je marche avec cette bête que j’aime de tout mon cœur depuis 5 ans déjà. Sa joie de vivre, ses yeux doux, cette façon de se coller pour quémander une caresse de fesses. Ce chien sait sourire. La vie sans lui est devenue difficile à imaginer. Je détestais les chiens, mais le cœur est mou et perméable. Il a rapidement fallu que j’oublie au quotidien que selon nos espérances de vie, je lui survivrais. 

On ira marcher sur le bord de la Saint-François pour se changer les idées. Forever and for now. Prononcé dans mes oreilles en boucle. La voix d’un mort. Pour toujours et maintenant. Je marche sur les rives du midi.
 

© 2019, par Traces et Souvenances

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